Les effets de mémoires anachroniques de Claudi Casanovas
Claudi Casanovas fait partie de cette génération d’artistes catalans de l’après-franquisme avec Jaume Plensa et Miguel Barcelo ayant chacun fait œuvre singulière dans leurs recherches de forme sculpturale et dans leur rapport avec un matériau : Jaume Plensa avec l’aluminium et le verre, Miguel Barcelo et Claudi Casanovas avec la terre.
Ces trois artistes ont pris en compte les propos de leur prédécesseur catalan Joan Miro mentionnant en 1948 à James Johnson Sweeney : « Nous autres catalans pensons qu’il faut avoir les pieds solidement plantés dans le sol pour bondir dans les airs ».
Ayant vu l’exposition récente de Miquel Barcelo en pays catalan à Céret, puis en s’étant rendu dans l’atelier de Claudi Casanovas à Olot, il était saisissant de voir les différences d’approches de ces deux artistes d’une même génération ayant l’un comme l’autre beaucoup d’affinités pour la terre et les pierres.
Miquel Barcelo se sert de blocs basiques d’argile traditionnels pour en faire une matière picturale gardant la mémoire de chaque trace de la main et réalise une céramique de peintre quelles que soient les matrices de base utilisées (briques, vases).
Claudi Casanovas élabore des formes sculpturales d’où toute trace gestuelle de la main est absente tout en cherchant à restituer le chaos primordial. A cet effet il ne se sert pas d’un matériau élaboré par des tiers mais, tel un physicien dans son laboratoire, Claudi Casanovas ne cesse d’expérimenter les potentialités des matériaux terres les plus divers en en faisant des combinaisons qui seront soumises à diverses températures, y compris à la congélation.
Il réalise ainsi ce qu’évoquait Adorno en parlant de musiciens qui, en apprenant à se jouer des contraintes de pratiques traditionnelles en utilisant les moyens techniques les plus modernes, ont pu accroître leurs possibilités de développer et leur pratique et leur inventivité formelle.
Les nouvelles recherches réalisées ces derniers temps par Claudi Casanovas sur le thème de « têtes » dans le cadre de séries qu’il a dénommées « Lluna nova » exposées à la Galerie Erskine Hall & Coe à Londres en Juin 2013 , puis « Pomones » représentent une mutation et non plus une évolution dans son cheminement de création jusqu’alors ; chaque étape marquait déjà pourtant une rupture par rapport aux réalisations précédentes ; rappelons les principales : « Pedera Foguera » (1996) , « les Blocs » (2002), « Als Vençuts » (2007) , « Camp d’Urnes » (2009), « Les Blanques, montjoies per Odisseu » (2010) .
Pour ces nouvelles œuvres, comme pour les précédentes Claudi Casanovas s’appuie sur un processus souvent long dans le temps de conceptualisation dont l’une des caractéristiques principales est de chercher à configurer des temporalités hétérogènes. L’œuvre doit être une surface d’inscription ayant pour origine le souvenir d’une œuvre littéraire ou artistique, ou bien le plus souvent jusqu’à récemment le chaos primordial en vue de nous donner à ressentir cette étrangeté de l’œuvre suggérant l’actualité des temps primordiaux en même temps que celle du temps présent, ou bien celle de mémoires du réel d’évènements immémoriaux quant il s’est agi de faire une sculpture en hommage « aux vaincus » dans sa ville d’Olot.
Ces compositions de temporalités produisent un affect de résonance qui pourrait être assimilé à celui produit par un morceau de jazz ayant pour source des chants venant du fond des âges tout en nous donnant à entendre une musique d’aujourd’hui utilisant des technologies numériques.
Elles ont aussi des affinités avec ce que produit l’art cinématographique lorsque des auteurs tels Godard et Chris Marker produisent un état de confluence entre le regard et la pensée grâce à des montages d’images produisant une discontinuité temporelle et répétitive associée à des sons et/ou paroles sans rapport direct avec ces images.
Ces « Lluna nova » et « Pomones » représentent une mutation significative dans le travail de Claudi Casanovas dans la mesure où il réalise des formes d’apparence anthropologiques et où leur surface s’apparente au grain de la peau et s’éloigne du brut du minéral constitutif de ses œuvres antérieures.
Ces formes peuvent suggérer aussi bien des personnages de la Divine Comédie de Dante ou l’homme augmenté du XXIème siècle que des têtes susceptibles de remonter à celles de la Grèce cycladique et à celles de Brancusi au début du XXème siècle.
Si ces œuvres résultent comme celles antérieures d’une alchimie de mélanges de terres, leur surface rend un effet de chair de par la plasticité des condensations de terre utilisées ; elles constituent un matériau qu’aucun autre ne pourrait rendre aussi « vivant » et charnel.
Ainsi tant leur structure formelle que le rendu de la surface font émerger une présence anthropomorphique nous donnent à voir et ressentir des condensations de mémoires de têtes de civilisations antérieures et en même temps des têtes du temps présent ; celles-ci, lorsque nous voyons des ensembles de deux ou trois de ces œuvres, chacune quelque peu différentes au niveau formel, nous semblent constituer un groupe humain dialoguant ou en recherche de dialogue.
En outre, leur présence dans l’espace est accentuée par leur forte réflexivité à la lumière provenant de la richesse du rendu des compositions de matériaux donnant cet aspect de grain de peau.
Nous nous trouvons devant ces sculptures confronté à cette cristallisation de temps hétérogènes nous rappelant que le temps de l’œuvre artistique n’est pas le temps de l’histoire et que le temps que nous vivons est surchargé de la survivance des empreintes du temps passé.
Il y a là une sédimentation du temps productrice d’intensité énergétique explicitant la puissance créatrice d’un artiste tel que Claudi Casanovas attentif à ces survivances et à leur potentialité de transformation de structures formelles et à leur présence dans l’espace environnant.
Il nous aide à ouvrir le champ de nos perceptions de temporalités différentes, mais aussi à développer nos rapports à la matérialité de nos environnements, dans un monde occultant le temps différé et de plus en plus souvent sans anamnèse et se réfugiant de plus en plus dans l’artificialité du kitsch ou le virtuel.
Dans ses livres L’image survivante et Sur le fil , Didi-Huberman estime primordial ce qu’il appelle l’anachronisme des artistes et penseurs contemporains qui donnent de l’importance à la mémoire dans la discontinuité du temps pour faire œuvre impliquant une véritable implication anthropologique et subjective au détriment du courant dit post-moderrne tel que le décrit Rosalind Krauss : ce dernier courant fait table–rase de toute mémoire du passé avec l’ambition de constituer des images faisant abstraction de toute subjectivité individuelle.
L’anachronisme de Claudi Casanovas s’inscrit dans une modernité contemporaine dont la qualité « auratique » reste dépositaire de connexions inhérentes à l’histoire et à la mémoire.
Or, comme nous l’avaient souligné Aby Warburg et Walter Benjamin, l’anachronisme est cette capacité à créer et ensuite suggérer des compositions de temps hétérogènes dans des structures formelles. Il contribue à nous faire ressentir des survivances dans l’inconscient des formes, de même que les discontinuités qui nous traversent et sont constitutives de nos modes d’individuation.
Arnauld de L’Epine
Paris, 21 décembre 2013